Pour faire un clin d’oeil à mon pote Barbare qui vit un beau blizzard depuis 5 jours en attente de sa bouffe, j’ai pensé vous publier une histoire que j’ai écrite le 3 mai 2003, au lendemain de la plus grande « aventure » de ma vie de Nunavimiut:
La journée s’annonce belle, il est 6h, le soleil plombe déjà. Mes affaires sont prêtes. Mon lunch est fait, j’ai ma crème solaire, ma caméra, ma .22 magnum, mes cartes topo, mon GPS, mon sac de couchage -40 C, mes vêtements de rechange, mes bottes d’eau, au cas où la slush serait trop profonde. Il ne me reste qu’à réveiller les filles à 7h, prendre ma douche, déjeuner et je suis prêt.
À 6h55, le téléphone sonne, les filles sont nerveuses, elles sont déjà debout. Ça se comprend, après tout, ça fait déjà 3 semaines que je leur dis à tous les jours de classe que je vais les amener camper une fin de semaine. Comme la “fin de semaine” s’est transformée en journée de pêche, elles veulent en profiter, et moi aussi. On en vient à conclure que le départ se fera à 8h00.
Bon, je sors avec mon bac bleu bien rempli. Ma carabine et mon manteau sous le bras pour ne pas avoir chaud avant de me mettre à rouler. Dehors, il fait seulement -5 C mais dans ma cabane nouvellement isolée de cet automne, il fait 17 C. J’attache un 5 gallons à l’arrière du qamutik (traîneau). Je place le bac bleu, la carabine bien enveloppée dans son étui et une bâche bleue. Je place ensuite de gros coussins dans le fond et à l’arrière. J’en place aussi un autre accoté sur le bac bleu, ça servira de dossier et comme ça les filles pourront se faire face pendant le voyage. J’ajoute une bâche bleue de plus, quelques cordes, une pelle, un bidon d’huile et le Coleman. À 8h05, je quitte pour aller chercher Elaisa et Siasi. Elles ne sont pas tout à fait prêtes. Elles sont visiblement nerveuses et enjouées. Finalement, on part de Kangiqsujuaq à 8h25 sur les paroles d’Elaisa: “C’est vraiment confortable, personne n’a jamais arrangé son qamutik comme ça!”
Ça roule très bien. La petite neige de la semaine a égalisé le terrain. Le soleil est tellement fort que je m’arrête pour vérifier que les filles se sont bien beurrées de crème solaire. Après 14 kilomètres dans les terres, on embarque sur le détroit d’Hudson par Akulivik. Le ciel est bleu, c’est toujours merveilleux de rouler sur le détroit quand il fait beau. Rendu au kilomètre 42, on s’arrête à Tulukkaat, au camp de Lukasi Tukirqi qui est là avec sa femme Lyrithe, l’infirmière du village, ses deux filles, Amanda et Maali, qui sont aussi mes élèves, et Véronic, mon amie et collègue. Ils étaient tous partis la veille. On prend le thé comme c’est la tradition mais on reprend la route après 30 minutes à peine.
Mes deux girls, Elaisa et Siasi, en route le matin de cette expédition dans mon Qamutik (en passant, ce qui est écrit dessus veut tout simplement dire « Le qamutik de François »…les Inuit aimaient bien mon Qamutik assez unique merci!
Rendu aux alentours de Qikirtaaluk (l’île aux masques), je me rends compte que le ciel est traversé par ces grands nuages d’altitude, le jet stream, souvent annonceurs de l’arrivée d’un système météo. Pourtant, Environnement Canada n’avait rien prévu de majeur, on parlait d’ennuagement et on ne mentionnait même pas les vents. Faudra garder l’oeil ouvert, je n’aime pas ça.
Finalement, sans problème, on arrive à Iqalukkait, kilomètre 78, à 11h00. Un bon temps, considérant la pause. Il fait vraiment chaud, j’enlève mon manteau. On commence à pêcher. Faut dire qu’il n’y a pas grand monde. Il y a Lukasi Pilurtuut avec son fils Joe qui sont là pour la fin de semaine. Il y a aussi Peter Qisiiq et sa femme Dallacie, avec leurs deux petites filles. On grignote, les filles pêchent, je m’en vais à pied à la chasse aux lagopèdes. À mon retour avec 4 de ces superbes perdrix des neiges, j’aperçois 2 autres motoneiges près des filles. C’est Éric Fréchette, l’animateur de la résidence qui est là avec sa femme Elisapie et sa fille Elaisa, en plus de Velesie Nungak et Qalingo Suliusi qui sont venus avec lui.
La journée passe, il fait chaud, on a du fun. Les filles sont contentes d’être sorties. Elles n’en ont pas souvent l’occasion. En parlant avec Éric, on réalise qu’on pense tous les deux partir vers 19h00. On décide donc de partir ensemble. Les ombles arctiques s’accumulent sur la glace et les lagopèdes dans les sacs.
À 15h00, le vent tombe. Plus de vent du tout. Coup d’œil au ciel, le bleu est maintenant blanc. Bon, bon, le système est arrivé? J’avise Éric et les filles que je pense devancer mon retour de 2 heures. Je n’aime pas le ciel. Puis à 15h15, le vent souffle tout d’un coup à 40-50 km/h. Je n’aime vraiment pas ça. Je ne veux pas énerver les filles mais je pense que ça a dû paraître dans mon visage car elles m’ont dit: “Tu veux partir avant?” Je n’allais pas leur mentir, il fallait s’en aller au plus maudit. Elles me demandent si elles peuvent manger avant. On décide donc d’aller au camp de Lukasi Pilurtuut à l’autre bout du lac pour faire chauffer de l’eau et manger. Le temps de se rendre, il commence à neiger. Le temps de faire bouillir l’eau, il est déjà 16h00. Comme les filles en sont à leurs dernières bouchées, Éric arrive au camp et vient me dire qu’il part tout de suite. Pas de problème, je le rejoindrai, comme d’habitude.
Trois minutes après, c’est au tour de Peter d’arriver au camp et de dire qu’il s’en va. Je lui dis la même chose qu’à Éric. Finalement, les filles ont terminé de manger, on emballe et on s’en va. “Mettez tout ce que vous avez comme protection pour la figure les filles, ça va être pénible au retour.”
Comme Iqalukkait est un lac au creux de montagnes, le ciel Nord-Ouest nous est impossible à voir. Mais après 5 minutes, je me rends bien compte que “la merde est pognée”. Le vent n’est plus bloqué par les montagnes et souffle à 60-70 km/h. Comme prévu, je rattrape Peter juste avant de passer par Assuukaaq. En me voyant derrière lui, il décide d’accélérer. On ne voit plus rien. Il neige à plein ciel et même si on est dans les terres, on distingue à peine les roches que nous croisons. Je veux rattraper Peter pour lui suggérer de rentrer à Iqalukkait pour la nuit mais il va trop vite. Comme j’ai deux filles dans mon qamutik, je ne veux pas trop pousser. D’autant plus que la loi du Nord est que si quelqu’un s’attend à ce que tu le suives…tu le suis! Autrement, le “chien de tête” pourrait se perdre en tentant de retrouver quelqu’un qui n’y est plus…le meneur étant responsable du premier qui le suit et ainsi de suite.
Une fois sorti des terres et de retour sur le détroit, il n’y a même plus de roches pour donner du relief. On ne voit rien. La seule façon pour moi d’avoir une petite idée du relief est de me lever debout sur la motoneige. La combinaison lunettes de ski et pare-brise enlève toute perception de profondeur. Comme la neige est dure et mouillée, ça me fouette le visage. Mais ça me permet de voir la piste de Peter et finalement, j’aperçois une lumière rouge. C’est le feu arrière de la motoneige de Peter. Il est arrêté. Rendu où on en est, il m’est évident que ça ne donne rien d’essayer de retourner à Iqalukkait, aussi bien continuer. Mais on ne voit RIEN! Le vent doit être rendu à 80 km/h. Nos manteaux claquent au vent comme le font les drapeaux au haut d’un mât.
Je sais, d’après le cap emprunté à la sortie des terres, que je suis dans la bonne direction et que je dois être entre Qikirtaaluk et Qaulassivik, comme il se doit. Mais je ne les vois pas. Peter étant un Inuk, je le laisse passer devant. Mais je m’aperçois assez rapidement qu’il regarde par terre constamment et zigzague sans arrêt. Il cherche la piste du matin. À mon avis, c’est inutile et c’est une perte de temps puisque les pistes vont dans tous les sens à cet endroit. Je sais qu’on ferait mieux de suivre le cap jusqu’à la prochaine structure identifiable. Et comme pour me donner raison, une accalmie passagère nous permet d’apercevoir Qikirtaaluk. On est sur la bonne route. Le problème c’est qu’à plusieurs endroits sur la route, on doit emprunter les terres. Comme on est à marrée basse, les passages des glaces ne sont pas praticables sauf à quelques endroits bien précis. Il faut donc trouver ces passages. Par chance, celui d’Aivirtuup est très clairement indiqué par la forme typique de sa petite montagne. Après toutes ces années, je reconnais des roches! Il reste 32 kilomètres. Les filles sont stressées. Je les rassure du mieux que je peux : “C’est une chose de ne pas trouver la route, c’en est une autre de ne pas savoir où on est. Ne vous inquiétez pas. On n’est pas perdu. Je sais exactement où on est. C’est seulement la route qui est dure à trouver.”
Retour sur le détroit pour faire 15 kilomètres avant de tomber sur Uujararittik. Une île sous-marine mais qui donne un monticule de glace, qu’on doit contourner par l’Est (mais pas trop, sinon c’est dans l’eau directement!) pour prendre ensuite le cap Nord pour pouvoir entrer dans la baie d’Akulivik à l’Ouest. Mais Peter prend l’Ouest trop tôt. On se retrouve donc à manœuvrer dans 1.2 kilomètres de murs de glaces de 10 pieds de haut dans le passage très étroit entre les deux îles Qikirtaavaluk et Qikirtaluarusiq. Comme on est en plein crépuscule, impossible de distinguer le relief des glaces. Des montées de six pieds en virage, des descentes escarpées qui se terminent par un bon pied de slush, des morceaux de glace vive, des trous de 2 pieds de neige folle, des vents de 100 km/h qui balaient la neige par-dessus les glaces et me fouettent le visage en m’empêchant de regarder directement devant puisque le cap est Nord-Ouest. Et tout ça avec mes deux élèves dans le traîneau qui menace à tout moment de se coincer un patin dans une crevasse où de déchirer son attache métallique par trop forte tension dans les virages abruptes et une visibilité tellement mauvaise que la motoneige à 10 pieds devant soi est invisible.
Comparaison entre 2 photos: À gauche, en plein juillet et à droite, en plein blizzard…les 2 photos ayant été prises du même endroit et dans la même direction!
Sur une petite section plate, on arrête pour faire le point. Peter a honte d’admettre son erreur mais il s’y résigne. Sa plus petite pleure à “chaudes” larmes. En regardant vers l’arrière, je vois deux lumières arriver. C’est Éric et Qalingo qu’on a dépassé, je ne sais pas quand, ni où ni comment. Ils ont vu nos lumières et ont décidé de nous suivre. Le train se remet en route. On sait que les glaces tirent à leur fin. Peter mène toujours et pour essayer de réparer son erreur sans doute, va plus vite…ce qui résulte en une superbe sortie de piste qui renverse tout le contenu de son qamutik, femme et enfants compris, dans un immense tas de neige. Pas de casse, on replace le tout et repart. On débouche finalement sur Akulivik. Plus que 15 kilomètres.
À la montée de la montagne d’Akulivik, on débouche sur le lac Sanguipiluk. Et on garde le cap franc Ouest. Mais Peter se dirige plutôt vers le Sud (!) et tente encore de chercher la piste en montant les collines qu’il ne devrait pas monter. Je tente de le dépasser pour lui dire mais comme il pense pouvoir rentrer chez lui les yeux fermés à partir d’Akulivik, il roule très vite. Je ne veux pas prendre de chance de frapper une roche avec les filles dans le traîneau… je le laisse aller. Mais finalement, Peter arrête et a un rare moment d’humilité et me signale avec dépit qu’il est perdu. Je lui explique qu’il est allé trop au Sud, que nous avons perdu le cap des enfilades de lac Sanguipiluk et Kivinilik. Je prends donc la tête et me dirige vers l’Est pour retrouver les lacs. Mais comme on est maintenant dans les terres et qu’on n’a pas eu beaucoup de neige cette année, il y a beaucoup de roches à contourner.
Après 10-15 minutes, je m’arrête car les filles crient pour m’avertir que j’ai perdu les autres. J’attends donc un peu et ils me rejoignent. Je parle avec Éric et je reconnais un amas de roches. Je sais où je suis…mais je réalise que le vent, qui avait toujours été sur ma joue gauche, était maintenant sur ma joue droite! Oups, j’ai fait un 180 sans m’en rendre compte. Bon là, c’est le temps de réessayer le GPS. Sur le détroit, il ne captait rien et de toutes façons, ça n’aidait pas vraiment car on devait trouver le bon passage dans les glaces et je savais pas mal où on était mais là, on a juste le goût d’arriver. Finalement, le GPS arrive à capter 3 satellites de façon momentanée, juste assez pour me donner ma position. Il perd et retrouve ses satellites sans arrêt.
Comme je dois me tenir debout, je ne peux laisser le GPS dans son socle sur le guidon…je dois donc le tenir d’une main pour qu’il communique avec les satellites, et conduire de l’autre main. Et comme c’est la main qui actionne aussi la manette des gaz, c’est très pénible dans le blizzard infernal, le vent, la neige qui fouette, les roches, les bosses et le fait que je doive rester debout pour voir 5 pieds devant moi. Finalement, complètement épuisé, je reconnais la montagne au Sud du village et je mène le train en faisant mon entrée triomphale dans Kangiqsujuaq à 20h20 par un cap à 90 degrés de l’arrivée prévue!
Mes deux filles, pour qui j’étais déjà un héros (lol), me remercient comme je ne les ai jamais entendues le faire. Je rentre chez moi complètement fourbu et le visage à vif…mais aussi profondément gratifié. Je sais que si j’ai réussi à rentrer, à savoir où j’étais pendant tout cet enfer blanc, je le pourrai toujours. Il suffit de ne pas paniquer. Ça va être plus long, mais on va se rendre. J’ai vécu mon blizzard. J’ai ramené à la maison, tout le groupe, après 80km en plein blizzard. C’est officiel maintenant, je suis Inumaarit. Comme un vrai Inuk! Cette histoire a fait le tour du village assez vite…disons qu’après ça, les Inuit m’ont vraiment vu autrement! 🙂
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